Menu

Rached Ghannouchi : "Si nous diabolisons les salafistes, dans dix ou quinze ans, ils seront au pouvoir"

Publié le vendredi, 19 octobre 2012 | 17 min | Autre
  • Propos recueillis par Isabelle Mandraud - Le Monde

    La diffusion récente de vidéos dans lesquelles vous conseilliez en mars à des jeunes salafistes de "patienter" a pourtant jeté le trouble. Tiendriez-vous aujourd'hui le même discours après le 14 septembre ?

    Je dirai exactement la même chose. On a monté toute une histoire autour de ces vidéos, on en a fait un montage et extrait certaines séquences pour dire : "Ghannouchi est contre la démocratie". Il n'y avait rien contre les droits de l'homme, rien sur un prétendu appel à un coup d'Etat ou sur la régression en ce qui concerne l'égalité des sexes. L'opposition a voulu en faire un objet de scandale afin d'influencer l'opinion publique tunisienne et plus encore l'opinion occidentale, et détruire l'idée qu'il y aurait une distinction entre l'islam modéré et l'islam radical. Ils ont voulu mettre les deux dans le même sac et remettre en cause un islam modéré qui dialogue avec l'Occident sur les droits de l'homme.

    En réalité, cet échange avec des jeunes salafistes s'est tenu dans un contexte bien précis, celui de l'inscription de la charia dans la Constitution. Les salafistes organisaient des manifestations pour exercer une pression sur l'Assemblée constituante, et même sur une partie d'Ennahda. J'ai eu avec eux des dizaines de dialogue pour les convaincre de travailler en toute légalité après la révolution qui les a libérés de prison. Ils ont demandé un référendum sur la charia mais pourquoi vouloir diviser la société en deux, entre pro et anti-charia ? Une Constitution ne peut être bâtie sur une majorité de 51% mais sur le consensus. Elle doit porter des idées claires avec lesquelles tout le monde est d'accord, et tant qu'elle inclut la référence à l'islam, ceci est suffisant.

    La charia est un sujet flou et il y a de mauvaises expériences au Pakistan ou en Afghanistan. C'est pour cela qu'une partie de la population tunisienne en a peur. Ceux qui refusent la charia peuvent représenter une minorité dans le pays mais cette minorité a une forte influence, dans les médias, l'économie, l'administration, donc il ne faut pas la négliger. J'ai rappelé aux salafistes l'expérience algérienne : le FIS [Front islamique du salut] avait obtenu 80% des voix mais les 20% restants ont pu inverser la tendance.

    L'attaque violente contre l'ambassade américaine à Tunis, le 14 septembre, par des salafistes et des jeunes marque-t-elle un tournant en Tunisie ?

    C'est un événement important mais pas un élément de transformation de la vie politique tunisienne. Il existe des groupes islamistes radicaux, violents, ce n'est pas la première fois qu'ils agissent. A Bir Ali Ben Khlifa, l'Etat a lutté contre des jeunes qui ont essayé de faire entrer des armes [en février, dans la région de Sfax]. Un autre groupe a attaqué l'exposition d'art du palais Abdellia [le 10 juin dans la banlieue de Tunis]. Mais le dernier événement autour de l'ambassade américaine a été plus violent que les précédents : 4 ou 5 personnes ont été tuées, 70 autres blessées et 150 personnes arrêtées. Il n'y a pas d'impunité, contrairement à ce qui est dit.

    Il faut distinguer les fondamentalistes religieux qui ont recours à la violence des autres. Nous encourageons les seconds, pacifiques, à travailler dans le cadre de la loi : deux partis salafistes existent désormais, ainsi que beaucoup d'associations religieuses. Les individus qui transgressent la loi, non pas à cause de leurs idées mais de leurs actions, seront, eux, jugés sans aucune indulgence. C'est un phénomène dangereux et complexe. Il résulte d'un mélange de facteurs religieux, politiques et sociaux. D'ailleurs, la majorité de ces groupes sont issus de quartiers populaires.

    On vous accuse de tenir un double discours vis-à-vis des salafistes dont vous avez dit "ce sont nos enfants"...

    Il faut éviter le discours de l'ennemi de l'intérieur. Nous avons l'expérience de Ben Ali qui a détenu des dizaines de milliers de militants d'Ennahda et diabolisé le parti. Puis, le régime est tombé et Ennahda est maintenant au pouvoir. Si nous voulons diaboliser les salafistes et les interpeller par milliers, dans dix ou quinze ans, ce seront eux qui seront au pouvoir... C'est pour cela que nous leur parlons en tant que citoyens, et non comme des ennemis. Ils ont des droits comme tout autre, des libertés, mais dans le cadre de la loi.

    Pourquoi Abou Ayad, le chef du groupe salafiste Ansar Al Charia recherché par la police, n'a-t-il pas été arrêté ?

    Est-ce que la police en France a pu arrêter toutes les personnes qu'elle voulait ? La police tunisienne possède des vidéos sur ceux qui sont entrés dans le jardin de l'ambassade et l'école américaines et elle est en train de les arrêter un à un. L'enquête est en cours. Nous ne sommes pas comme Ben Ali qui arrêtait un café entier pour un suspect et qui ensuite torturait tout le monde.

    Quels sont pour vous les points importants qui vont différencier la future Constitution tunisienne de la précédente ?

    La nouveauté, c'est la séparation entre les pouvoirs, la fin du pouvoir absolu, la garantie des droits de l'homme et des droits sociaux. Il n'y a rien contre l'islam, ni contre les droits de l'homme. J'ai vécu vingt ans en exil en Grande-Bretagne où il n'y a pas de Constitution mais où ces droits et l'indépendance de la justice sont assurés. L'important, c'est cela.

    La coalition au pouvoir dominée par Ennahda vient d'annoncer un accord sur le futur régime, mi parlementaire, mi présidentiel et l'organisation, le 23 juin, des prochaines élections. Cela vous semble réaliste ?

    Après avoir évalué la situation avec minutie, nous avons établi ce calendrier, mais c'est une proposition encore en discussion. C'est à l'Assemblée constituante que reviendra le dernier mot.

    Ennahda est au pouvoir depuis un an, quel bilan en tirez-vous ?

    Les demandes des cinquante dernières années ne peuvent être réalisées en un an. Le premier objectif de la révolution, la liberté, est acquis : aucun parti n'est interdit, aucun média, et il n'y a pas de procès politique. Pour le deuxième objectif, la justice sociale, cinq ou dix ans ne suffiront pas. Nous avons hérité des années précédentes de 800 000 chômeurs. Aujourd'hui, le taux de chômage est passé de 18% à 17% : c'est un petit résultat mais qui signifie que 70 000 à 80 000 emplois ont été créés. 100 000 le seront d'ici à la fin de l'année.

    Ennahda a boycotté une réunion de la centrale syndicale UGTT parce que le parti d'opposition Nida Tounes y était. Le considérez-vous comme l'héritier de l'ancien régime ?

    Oui. Béji Caïd Essebsi qui dirige ce parti était pendant deux ans à la tête du parlement avant les premières élections falsifiées par Ben Ali, période pendant laquelle les arrestations et la torture ont été menées à grande échelle. Ce sont des partenaires de la nation, mais pas de la construction démocratique. Ils étaient les pièces maîtresses de l'ancien régime. Aujourd'hui, les médias présentent ce parti comme le rival d'Ennahda pour lui donner plus d'importance.

    L'affaire du viol d'une jeune femme par des policiers et menacée de poursuites pour "atteinte à la pudeur" a soulevé une émotion considérable. Le président Moncef Marzouki a présenté les "excuses de l'Etat" à la jeune femme, et vous ?

    C'est une triste affaire. Le gouvernement a rempli sa mission en arrêtant les policiers et en les livrant à la justice. Personne ne peut entraver son action. A ma connaissance, la jeune femme n'est pas accusée, ce sont les policiers qui le sont. La sentence de mort peut même être prononcée à leur encontre. Mais les excuses doivent arriver à la fin du verdict, normalement...

Rached Ghannouchi : "Si nous diabolisons les salafistes, dans dix ou quinze ans, ils seront au pouvoir"